Parlhot cherche à remettre l'art de l'interview au cœur de la critique rock. Parce que chroniquer des CD derrière son ordi, c'est cool, je le fais aussi, mais le faire en face du groupe en se permettant de parler d'autres choses, souvent c'est mieux, non ?
"je suis gêné de devoir continuer à créer cette beauté"
Vos fans vous décrivent souvent comme un artiste "lucide" et vous-même dites souvent que vous êtes un artiste "clairvoyant". Or j'ai l'impression qu'il y a là une sorte d'imposture magnifique. Je veux dire : votre propos sur le monde qui sombre dans la médiocrité la plus totale, toute cette thématique du paradis perdu, du "c'était mieux avant", j'ai le sentiment que c'est plus une belle fable qu'une vérité en soi. En cela je vous vois donc plus comme un marchand de rêve qu'un artiste du réel.
C'est difficile ce que vous me dites. Vous pouvez me refaire la démonstration ? J'ai dû sauter une étape-là.
N'est-ce pas être un rêveur, un idéaliste que de croire que ça a toujours été mieux avant ?
Non, non, c'est cette phrase qui manquait dans votre démonstration, c'est pour ça que je ne l'ai pas compris. Ce n'est pas du tout une vision idéalisée ! Les choses étaient infiniment mieux avant. Infiniment.
Elles étaient mieux comparées à votre époque, mais ça ne veut pas dire que tout était mieux avant. J'imagine qu'il y a eu des époques aussi médiocres que celle que nous traversons en ce moment...
Je suis d'accord. Comprenons-nous : tout n'était pas beau. Evidemment qu'il y avait des horreurs ; mais aujourd'hui il n'y a plus que des horreurs. Non, comprenons-nous, parlons de ce qui est comparable : la vie d'un garçon de 10 ans dans les années 50 était infiniment plus enrichissante, shootante et magnifique dans tous les domaines que celle d'un enfant de 10 ans aujourd'hui. Enfin, c'est ce que je pense, mais je peux me tromper.
En tant qu'artiste vous avez donc eu de la chance d'être témoin de cette époque et de sa beauté car finalement toute votre inspiration vient de là, non ?
Oui ! Mais disons la chose d'une autre manière : je ne sais pas si dans trente ans quelqu'un de votre âge aura autant de source d'inspiration que ceux de ma génération.
Sans doute. Mais encore une fois, ce qui me chiffonne c'est de constater que beaucoup de vos fans prennent votre discours comme une vérité absolue, prêchée. Parce que moi j'ai l'impression que ce qui prime chez vous c'est moins le souci du réel et de la vérité que cet impérial besoin de créer du beau, du rêve pour embarquer les gens. Que l'important c'est de croire que le monde fut mieux avant parce qu'y croire c'est croire que le monde peut redevenir meilleur que ce qu'il n'est aujourd'hui.
Oui, bien sûr, je suis d'accord, les deux sont liés ! C'est l'histoire de la poule et l'œuf. Moi je suis né dans une certaine époque où on avait la faculté et la liberté de s'enrichir tout seul en gaulant les trucs à droite à gauche... Ne serait qu'à la campagne on aurait pu voyager dans le dixième d'un département plus qu'on ne le fait aujourd'hui dans le monde entier. Tout était plus vierge et à découvrir. A l'époque à 200 kilomètres de Paris on avait plus de terra incognita qu'il n'y en a en Inde ou en Amazonie aujourd'hui. Ça, ça conditionne à ce que la cervelle se développe de telle sorte qu'après, ayant vu la beauté, on cherche à la décrire, à la découvrir ailleurs et à la mettre en forme. Quelqu'un qui n'aurait jamais mangé de caviar ne peut pas critiquer le caviar !
A cette chance s'en est jointe une deuxième : celle d'avoir pu signer un contrat en or et presque unique en son genre avec la maison de disques Emi, à l'époque Pathé Marconi. Ce contrat, je n'en connais pas les détails mais à ce que vous m'en avez dit il vous donne une liberté de manoeuvre qu'aucun artiste n'a eu après vous. C'est grâce à ce contrat que vous sortir depuis 1968 les disques que vous voulez au moment où vous le voulez. C'est grâce à ce contrat que vous avez pu faire de la musique votre gagne-pain et que vous avez pu dédier vie à la quête du beau.
Oui.
Je reviens sur cette idée de la primauté du rêve sur le réel que je perçois chez vous. Parce que je repense à une chose que vous m'avez dite la première fois que nous nous sommes rencontrés. Vous m'avez parlé du "damier de la création". Du fait qu'avec Le Langage oublié vous aviez coché une case sur ce damier où des artistes comme Nerval, Gide et Lennon avait déjà coché la leur...
Ah, oui, je me disais bien qu'on avait déjà dû se voir. J'étais en train de me poser la question.
Et donc vous m'aviez parlé de cette histoire de damier de la création...
C'est vrai.
Après coup je me suis dit que cette histoire de tableau avec des cas à cocher était une image totalement scolaire, enfantine...
Oui. Exactement. Jules Vernes est parti à 11 ans pour voir le monde. On l'a attrapé et on l'a ramené, mais c'est à 11 ans qu'il est parti. Pas à 35.
Mais cette anecdote montre bien que votre vision du monde est tout sauf lucide. Elle est au contraire parfaitement rêveuse, mythologique.
J'adhère tout à fait. Mais c'est Newton, il se prend la pomme sur la gueule et voilà, on est dans ce domaine de l'improvisé, de l'impromptu, de l'irrationnel et de l'enfantin. Bien sûr. Et j'ai cette chance, on parlait de contrat, de pouvoir me préserver du reste et de ne pas en sortir. Picasso c'était ça, c'est resté un gosse et il n'a jamais fait que dessiner l'enfance. Et ses dessins ce n'est même pas des dessins d'enfant.
Rester enfant et dédier sa vie à la célébration de la beauté, c'est une chance folle, non ?
C'est la chose la plus désespérante qui soit. Tout à l'heure je parlais du malaise que j'éprouvais à réécouter de la musique classique aujourd'hui. Et bien c'est un peu pareil pour ce qui est de mes créations. J'éprouve comme un malaise à devoir continuer de créer cette beauté. Quand on a connu la beauté on a d'abord envie de la faire partager, de la retranscrire, de la remodeler, mais au bout d'un moment on commence à pédaler dans la semoule, ce qui s'est passé il y a dix ou quinze ans, là tout le monde à commencer à dériver en tous sens. Alors on se dit : "Quelle est la légitimé de vouloir continuer à dire aux gens que telle chose est belle alors qu'ils ne la voient plus cette beauté parce qu'ils sont partis ailleurs, dans le pognon, la réussite, le business, la vie de famille recomposée, etc. ?" Le festival d'opéra de Bayreuth existe toujours mais je me demande qui y va. Comment ? Pourquoi ? Même si les musiciens ne sont plus tous tout jeune, c'est étonnant de voir que la musique classique existe toujours.
J'en parlais récemment avec le compositeur Jean-Philippe Goude qui m'a d'ailleurs confié avoir eu une grande période Manset. Il me disait que la musique classique est vraiment mal en point parce que son public ce n'est même plus le troisième âge, mais le quatrième âge.
Bah oui.
Mais vous, finalement, quand vous regardez votre parcours vous ne vous dite pas parfois : "Sous quelle étoile suis-je né ? ".
Oui, on est d'accord. On est ensemble, moi je réponds à une interview pour la sortie de mon 19e album, je suis dans un super hôtel en train de prendre mon crème et de manger des toasts, évidemment. Mais en même temps, je sors, je prends le journal, je vais à la Fnac ou ailleurs et comment dire ? Tout est trop dispersé. On voit un charabia artistique partout ! Donc oui, en privé, entre initiés, pour ne pas dire privilégiés, entre initiés, bien évidemment que je suis merveilleusement heureux. Je ne vais pas me comparer au pape bien sûr, surtout que là ça y est, on ne sait pas pourquoi mais on ne se fout pas de sa gueule, mais pendant longtemps on s'est foutu de la gueule du pape, de l'Eglise, de tout. Alors voilà, la musique classique ce serait une sorte d'Eglise ringarde qui n'intéresse plus personne. Et c'est pareil pour celui qui fait le pèlerinage de Lourdes ou de Saint-Jacques de Compostelle. Il est avec d'autres gens qui font le pèlerinage, ils sont heureux, ils parlent le même langage. Mais qu'ils en sortent et on se fout de leur gueule. Je suis un petit peu dans cet état d'esprit. Je suis heureux quand je suis entouré de gens qui pensent comme moi et qui voient comme moi, c'est-à-dire des écrivains, des compositeurs quelque fois, d'ailleurs c'est surtout des écrivains parce qu'ils ont encore cette sorte d'aristocratie de la sensibilité typique des gens de lettres, mais quand ce n'est pas le cas je suis déjà moins heureux.
Dernièrement, je suis tombé sur une phrase d'un artiste contemporain qui s'appelle Christian Boltanski. Il dit, parlant des artistes : "On s'est construit à l'intérieur d'un personnage qu'on s'est crée et finalement on ne vit plus, on joue à la vie." J'ai trouvé que cette phrase vous allait bien...
Je me suis quand même méfié de vivre à l'intérieur de tout ça, mais c'est vrai que c'est dur. Un de mes premiers titres disait : "Je suis Dieu / Et je fais tomber les gens dans des pièges". Voilà, une fois qu'on voit qu'on a réussi à faire une sorte de machine bizarre comme ça, que les gens jouent avec et que ça fonctionne alors oui on se prend un peu au jeu quand même.