Parlhot cherche à remettre l'art de l'interview au cœur de la critique rock. Parce que chroniquer des CD derrière son ordi, c'est cool, je le fais aussi, mais le faire en face du groupe en se permettant de parler d'autres choses, souvent c'est mieux, non ?
Avez-vous remarqué ? On dirait que tous les groupes rock qui comptent ont une sorte de membre fantôme. Un mec trop sensible qui s'est barré (en couille) quand le succès les a mis sur les rails (de coke). Un dissident qui n'a tout simplement pas supporté de rentrer dans le moule (monde). Je ne suis pas érudit rock, donc arrêtez-moi si je me trompe, mais n'est-ce pas ce qui a frappé Brian Jones, Syd Barrett, Bon Scott, Vince Clarke et tous les autres ?
Je pensais à ça dernièrement. Je venais d'apprendre que Nick Kent avait été, une poignée de secondes, chanteur des Sex Pistols à la place de Johnny Rotten. Oui, Nick Kent, le célèbre rock-critic anglais auteur de Dark Stuff. Je venais aussi d'apprendre que Cheval Blanc avait été membre fondateur des No One Is Innocent. Oui, Cheval Blanc, l'auteur du "Poème lent". Quoi ? Vous ne connaissez pas Cheval Blanc ?
Vous avez vu Almost Famous ?
Un passage de ce film m'a marqué, hanté. C'est le moment de transmission entre maître Yoda et Luke Skywalker, quand le célèbre rock-critic américain Lester Bangs conseille le jeune héros qui désire marcher sur ses traces. Il dit, je résume ça de mémoire : "Petit, méfie-toi des rockers. Ils voudront te la faire à l'envers. Mais toi et eux évoluez dans deux sphères distinctes, tu m'entends ? Toi et eux n'êtes pas du même bois. Ils sont cool, toi pas. Il en va de ton job, petit, n'oublie jamais ça."
"Ils sont cool, toi pas." Comment oublier ce "Prends garde au côté obscur de la force" quand c'est Bangs qui le formule et qu'on désire soi-même, comme le gamin dans le film, devenir critique rock ?
Ce n'est que quelques années plus tard, après passage à l'acte et mûres réflexions, que j'ai compris précisément où Yoda Bangs voulait en venir. Et je ne l'ai jamais mieux compris qu'en lisant il y a quelques jours la page 17 de Règles pour le parc humain de Peter Sloterdijk. Quoi ? Un philosophe allemand maintenant ? Oui, un philosophe allemand ! Mais ne vous inquiétez pas, je vous la fais courte. Page 17 donc : "On ne peux comprendre l'humanisme antique qu'en le concevant comme une opposition de la lecture humanisante, créatrice de tolérance, source de connaissance, face au siphon de la sensation et de l'enivrement dans les stades. Quand bien même l'humaniste viendrait à s'égarer dans la foule hurlante, ce ne serait que pour constater qu'il est lui aussi un être humain et qu'il peut donc être infecté par la bestialisation. Il sort du théâtre pour revenir chez lui, honteux d'avoir participé involontairement à ces sensations contagieuses, et il est désormais enclin à admettre que rien de ce qui est humain ne lui est étranger."
Et là, fumant clope sur clope, il sacrifie alors sa nuit à l'article qui lui permettra de redonner dignité à son humanité déchue par le show de merde qu'il vient de voir, article qui lui permettra peut-être - du fond de son cœur il n'espère pas moins - de remettre l'humanité entière sur le droit chemin. Le philosophe écrirait ça s'il était rock-critic.
Le rapport avec Cheval Blanc ?
Un jour Nick Kent a dit que "Ce sont les perdants qui font toujours les bonnes histoires". C'était à un journaliste du Monde à l'occasion de la réédition de Dark Stuff (L'envers du rock, en français). Et voilà, Cheval Blanc c'est aussi ça, tout ça : le perdant magnifique, le type pas cool, le rocker du côté de la plume, pas du cirque. Et pour toutes ses raisons, parce qu'il se bat pour une cause plus noble que les autres, qui n'a de royaume que céleste, et qu'il a de magnifiques mais alors vraiment magnifiques chansons, le rock-critic aime Cheval Blanc.
Le 3 février Cheval B. se produisait à L'International et ils étaient tous là. Gonzai boys, Technikartiens, Alister, le SDH (Syndicat du Hype) et une poignée d'anonymes. Tous là pour ce qui semblait être le premier vrai concert de Cheval B. depuis belle lurette. Odeur de petit sacre et de stresse pour l'intéressé. Et sentiment partagé du rock-critic. Plongé tour à tour dans les cascades tristement ouatées de son piano et dans le foin grunge-folk de sa guitare, je me demandais s'il fallait conchier Alister et Thierry Théolier de foutre le dawa et de m'empêcher de faire pleinement résonner en moi des refrains invariablement touchant tournés comme des mantras tels que "La nuit n'est pas finie / Et la nuit est en feu / Où est le paradis / Où sont passés les dieux" ou "L'amour est en guerre / Et l'amour est une guerre / Une guerre à la guerre / Pour que l'amour s'éternise". Dit comme ça, ça ne rend rien. Mais avec la voix et la musique de Cheval B...
Bref j'avais à moitié envie d'étriper ce connard d'Alister avec ses lunettes de rock star et ce connard de Théolier avec sa casquette de crevard. A un moment une sans nom au cœur pur (une fan) ne s'est d'ailleurs pas gênée pour demander de baisser d'un ton aux bavards derrière elle. Non mais c'est vrai quoi ! Et en même temps, comment dire ? Je tempérais mes élans de facho. Parce que Ok les mecs avaient l'air con de s'agiter comme des fous genre "Regarde, Cheval c'est mon pote et mon pote c'est un génie, tripe sur mon pote maudit" alors que le mec livrait de purs poèmes sonores. Oui, je les trouvais cons à s'enorgueillir ainsi d'être proche de cette espèce rare que sont les poètes, mais d'un autre côté je ne pouvais pas m'empêcher de trouver ça chouette que le mec soit célébré de son vivant.
Car on sait tous que Cheval B. est une sorte de Sébastien T. qui ne sortira jamais de Sexuality, ne fera jamais l'Eurovision, ne deviendra jamais hype et tout alors voilà ça se fête.
Je sais peu de choses sur lui. Je me rappelle avoir découvert sa musique durant l'été 2007 sur les conseils d'un ami averti de mon goût pour un certain rock lettré. Je me rappelle que ce qui m'avait frappé c'était la maladresse de ses textes. Par mail j'en avais d'ailleurs discuté avec lui de ce que j'appelle la maladresse de ses textes, cette manière que ses textes ont d'avancer à tâtons dans une sorte de roue libre poétique, se moquant des convenances, du qu'en dira-t-on et comment ça les rend touchant d'aborder ainsi de vastes et mystérieux sujets comme "La vie, l'amour, la mort, le vide et le vent". Ses maladresses bigger than life, la beauté en un sens.
Je me rappelle l'avoir rencontré quelques jours après dans un bar, assez éméché. On s'est très vite mis à parler de Debord et de poésie. Comme des gosses.
Je ne sais s'il est prolo de base ou bourgeois. Je ne sais pas son âge, pourquoi il a quitté No One. Tout ce que je sais c'est que maintenant il semble mener une autre vie, l'antérieure, celle qui ne se gagne pas, celle qu'on laisse nous gagner, qui nous a déjà trouvé. En vertu de ça des petits malins le qualifient de "clochard céleste", d'"enfant illégitime de Johnny Rotten, Baudelaire et d'Henry Miller". Toute cette mythologie de grand bazar, ça doit lui faire une belle jambe, à lui le déserteur.
Pure pose ? A l'International je le revois hausser des épaules à la fin de ses morceaux. Grimacer de dépit, genre : "Voyez, je suis juste un type qui fait courir ses mains sur un piano, approximativement en plus. Pas de quoi se taper le cul par terre." Un gosse.
Récemment, sous le choc de l'avoir tout juste découvert, une amie me disait que pour elle Cheval était du niveau de Jean Fauque et de Manset. Je pensais à elle durant le concert. Elle aurait été là comme une gosse. Elle n'aurait pas toléré le moindre bruit quand serait venu "Le baiser" et son refrain de pure extase : "Le monde est mort, vive l'homme / Le baiser du ciel et des flammes / La révolution est un jeu d'enfant / La révélation au bout de nos langues". Elle n'aura pas toléré qu'un crevard de la hype rompe son état de grâce symbiotique avec le blues de Cheval Blanc.
La musique de Cheval B. est d'une tendresse infinie. Elle vient de cette nuit que nous connaissons tous, cette nuit à laquelle on fait face la nuit seul sous les draps, quand le sommeil ne vient pas, que le cœur s'éveille et qu'on ne désire qu'une chose : être aimé à bloc, que des bras nous serrent, emportent ce cœur. La musique de Cheval B. est d'une tendresse infinie, d'un autre âge. C'est l'enfance. En témoigne sa voix, son côté doudou de branche qu hésite à tomber, sa texture drunk qui redonne du sens à des mots dévalués, sa lenteur coton, planante, décadente.
"Il faut écrire / Lentement / Le nom des gens / Que l'on aime / Imperturbablement / Indiscutablement / Indispensablement / Il faut dire / Le poème lent / le poème du temps / Que l'on aime / Inoxydablement / Intarissablement / Inexorablement / Etre vivant" dit "Le poème lent" douce mélodie de mise en bière à l'appui. Si douce. Piano.
Une amie m'a dit qu'elle avait trouvé ce concert déprimant. Mais non lui dis-je. Et là j'aurais dû lui lire la page 9 de Règles pour le parc humain où Sloterdijk dit que "l'écrit est le pouvoir de transformer l'amour de l'immédiat et du prochain en un amour pour la vie inconnue, éloignée, à venir". Il cite Nietzsche. Parce que Cheval Blanc c'est ça. A lettrer le néant et faire naître mille images, sa musique ne déprime pas, elle enivre, par sa compassion, son inflexible abattement ("Aclarté"), son baroquisme hippie ("Du chaos"), sa vibe Murat lovely période Mustango ("Indolence"), son mysticisme d'inventaire avant liquidation. Elle redonne dignité à l'humanité déchue. Mais bien sûr, je ne lui ai pas dit ça comme ça à la fille. J'enjolive. Forever after.
Photos par Dom Garcia
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