Parlhot cherche à remettre l'art de l'interview au cœur de la critique rock. Parce que chroniquer des CD derrière son ordi, c'est cool, je le fais aussi, mais le faire en face du groupe en se permettant de parler d'autres choses, souvent c'est mieux, non ?
Le langage oublié
Le 15 septembre sortira Manitoba ne répond plus, le 19e album de Gérard Manset. A 63 ans, encore méconnu du grand public, cet auteur, compositeur, interprète est une sorte de mythe vivant. A force d'anonymat et de chansons dures, lyriques et spectrales à propos de l'enfance, de la nature, des hommes et du paradis perdu, il a en effet forgé une œuvre digne d'un grand écrivain. A l'ancienne. Comme en exil. Hors humain. D'ailleurs ça fait des années qu'il a perdu son prénom et qu'on l'appelle juste "Manset". Depuis 1972, c'est ce mot qu'affichent gravement ses pochettes d'albums. Comme le nom d'un monde. D'un mont. Quelque chose d'immense, minéral et lointain qui marquera en profondeur nombre d'auteurs, compositeurs, interprètes majeurs d'aujourd'hui. Bashung, Murat et Dominique A, pour ne citer que les plus connus. Cet artiste, également peintre et photographe, je m'apprête à l'interviewer pour la 3e fois pour la sortie de Manitoba ne répond plus. Oui, ce sera notre troisième rencontre car je l'ai déjà interviewé pour la sortie de Le langage oublié en 2004 et celle d'Obok en 2006. C'est une chance et j'avoue que j'en garde une certaine fierté parce que comme vous allez pouvoir le voir je pense qu'il y a eu une vraie "rencontre".
Ce n'était pas gagné. Parce que lorsqu'on rencontre quelqu'un comme lui alors qu'on a que 24 ans et qu'on ne connaît pas l'entièreté de son œuvre, loin de là, on n'en mène pas large. Non, on a plutôt l'impression d'aller droit au casse-pipe. Qu'on ne va pas réussir à élever la discussion à un niveau intéressant pour notre interlocuteur. Et ça c'est fâcheux. D'ailleurs, j'y pense, comment en étais-je venu à m'intéresser à Manset ? Franchement, je ne sais même plus. Je me rappelle avoir emprunté La mort d'Orion (1970), Lumières (1984), Matrice (1989), Revivre (1991), La vallée de la paix (1994) et Jadis et naguère (1998) à la médiathèque. Qu'à l'époque son nom m'évoquait déjà vaguement quelque chose. Que ses pochettes de disques développaient un univers antique et sobre à la lisière du mysticisme et de l'ésotérisme et que ça me donnait envie de voir quelle musique ça pouvait bien cacher. Mais cette musique, finalement, je n'étais pas sûr d'aimer. Les textes et la voix me fascinaient mais sur les musiques j'avais un doute. Je trouvais ça un peu ringard, suranné. Or comme l'a si bien dit Bashung, "une chanson on y vient par la musique et on y reste par le texte". Là, c'était un peu l'inverse. Et c'est sur la foi de cette "beauté intérieure" que j'ai rencontré Manset, voulant sincèrement en savoir plus sur lui et son œuvre.
Le moins qu'on puisse dire c'est que j'ai été gâté. Et devinez quoi ? Moment culte de ma petite existence, off-record, j'ai même eu droit aux compliments de Manset. Oui, lors de notre deuxième rencontre, au bout de cinq minutes il m'a demandé d'arrêter le dictaphone pour me dire qu'il aimait beaucoup mes questions et les mots que j'utilise. Que tout ça allait dans le sens du message qu'il voulait transmettre et que ça venait de lui rappeler notre première rencontre, qu'il avait aimée pour les mêmes raisons. Entendre Manset vous dire ce genre de choses, je peux vous assurer que ça fait son petit effet. Mais ces compliments seront aussi le moyen d'acheter "son" silence. En effet, désirant par-dessus tout s'entourer de mystère et de silence, Manset me conseillera donc vivement d'écrire mon article en reprenant mot pour mot mes propos au lieu des siens. Il veut garder la main sur son image. Je le comprends : elle fait bloc avec l'œuvre. Mais je ne suis pas un communiquant, ni un fan. Je suis journaliste. Dans quelques minutes vous pourrez donc lire ses propos au lieu des miens.
Avant de me taire, à propos d'image et au risque d'égratigner le mythe, j'ajouterai une dernière chose : Manset n'est pas le colosse et ténébreux qu'on peut imaginer. En avril 2004, à Issy-les-Moulineaux où se situaient les locaux de sa maison de disques, Emi, c'est un vieil homme décontracté que j'ai rencontré. Un Manset "pépère" et limite "bonhomme", avec son sac sur l'épaule, sa chemise "bûcheronne" et ses yeux de chercheur d'or. Un Manset qui papote volontiers avec le personnel d'Emi, et met tout en œuvre pour qu'on retrouve les clefs de la grande salle de réunion du troisième étage où il compte nous emmener pour qu'on discute au calme. Comme à l'abri du monde. Lors de notre deuxième rendez-vous, il me conduira dans un lieu tout aussi "retiré" : l'arrière salle d'un salon de thé, en fin de matinée. Et je penserai alors aux propos de François Bégaudeau lus dans le Philosophie magazine de juin-juillet : "Un jour je me suis retrouvé avec Alain Finkielkraut sur le plateau d'une émission de télé qui se déroulait dans une boîte de nuit. A peine arrivé, il fit cette remarque : "Y'a du bruit ici !" Je me suis dit qu'une part essentielle de la sensibilité de Finkielkraut avait quelque chose à voir avec cette observation : il n'aime pas le bruit et, moi, j'aime le bruit, la foule. Sans doute cela gouverne-t-il nos opinions politiques ou philosophiques respectives." Et je penserai que Finkielkraut est comme Manset : pas très rock'n'roll.
Mais c'est justement ça qui me plait chez lui. Qu'il ne soit pas "rock'n'roll" alors que d'un point de vue générationnel tout était fait pour qu'il n'échappe pas à cette "révolution". Cela m'intrigue. Qu'il ne soit pas dans l'époque. D'un autre temps. Du coup lorsqu'on discute avec lui, on voyage, comme lorsqu'on écoute sa musique. On découvre ce savoir et ces pensées qu'on sent former comme une somme de wagonnets derrière lui. Ils lui tiennent compagnie. Manset repartira sac sur l'épaule, sifflotant, léger. Heureux d'avoir trouvé une nouvelle âme qui puisse fidèlement contribuer à l'expansion de son univers. Moi aussi je repartirai heureux, soulagé, l'esprit déroulant tout seul le début de mon article avec "nous" de majesté de rigueur : "Longtemps, longtemps après que les poètes ont disparu, leurs âme royales siègent toujours en Manset. Pour la sortie de Le langage oublié, son 17e album en 36 ans de carrière, nous avons rencontré ce parent terrible de la chanson française, un artiste toujours engagé à produire une œuvre sombre et minérale, mais qui s'acoquine ici de quelques lueurs. Frais, dispo et fier de son œuvre, il nous a parlé, beaucoup, mesurant chaque mot, de lui, de Brel, de Ferré, de l'époque, de la création, de la mort de l'art et d'un mystérieux échiquier sur lequel il aurait sa place..." Manset a retrouvé les clefs de salle. C'est parti.
"Le langage oublié est un album banlieuso-banlieusard"
"Le langage, courtois, qui était dû au sexe opposé"
Les gens ne vous parlent pas souvent de musique, mais plus de vous...
Oui, c'est un peu le traquenard, la manie, c'est-à-dire que l'on ne doit pas parler des choses que l'on veut mettre en avant, donc on ne va pas parler d'un album. Ou alors c'est une chronique. Mais quand c'est une rencontre, c'est soit des entretiens, soit, plus rarement d'ailleurs, un portrait. Mais je vais commencer à être vigilant sur tout ça parce que, prioritairement, quand je rencontre quelqu'un, c'est plus pour parler de l'album ou de la musique que de moi et de mon ego.
C'est dur de parler de la musique en soi.
Oui, et si on rentre dedans, on en parlerait pendant dix pages et ce n'est pas l'objet... Ou alors peut-être de magazines plus spécialisés, plus techniques.
Mais ça vous plairait de plus parler de votre musique ?
Je ne sais pas. Parler trop de ma musique me dérangerait aussi. Parler trop de moi me dérangerait aussi... En même temps les deux sont intimement liés parce que je suis à la base de tout : orchestrations, pochette, typographie, paroles et musiques, bien sûr. J'ai surtout une autre dimension beaucoup plus importante qu'aucun artiste n'a (enfin aucun dans ce que l'on appelle le showbiz, la variété ou la musique) : c'est le droit de vie ou de mort sur les sorties, sur la configuration et les reconfigurations de mes albums. Sur une parution comme celle-là, y aura-t-il 10 titres ? N'y en aura-t-il que 7 ? Personne ne le sait, ça dépend de mes états d'âme, enfin c'est beaucoup plus compliqué qu'un simple caprice, c'est toute une alchimie personnelle qui fait qu'il y a une stratégie. Je pars en campagne, je dispose mes troupes comme je l'entends. Je peux changer mon plan de bataille 8 jours avant la sortie. Tout ça, c'est des responsabilités. C'est pour ça que le titre de Libération, "Manset en soi", ça ne me gêne pas. A la limite, ce "Manset en soi" et le côté "sédimentaire" qu'ils ont mis en avant, cela me plait tout à fait, car ça correspond à cet album. En comparaison avec certains des albums précédents, là il n'y a en effet aucun exotisme. À part "Demain il fera nuit" qui traite un peu d'on ne sait quel Tiers Monde, il n'y a surtout pas d'exotisme. Il n'y a pas le "Vahiné ma sœur" de l'album précédent, il n'y a pas "La ballade des échinodermes" de La vallée de la paix, il n'y a pas les "Royaumes de Siam", pas "Eden bay" de Revivre...
C'est un choix cette absence d'exotisme ?
Comme l'exotisme en lui-même commence à être de plus en plus portion congrue, ratatiné, ratiboisé par tous les bouts, peut-être que, par le fait, il a été évacué sans que je le cherche. Mais la réalité est tout autre : j'ai beaucoup de titres et c'est comme un petit train qui se met en branle, où les wagons s'accrochent les uns derrière les autres mais en fonction de la topographie, du terrain, de la couleur, de la lumière. Donc à partir du moment où "Le langage oublié" allait figurer sur l'album (il y en a eu différentes versions, jusqu'au dernier moment, je n'étais pas certain qu'il soit comme je voulais qu'il soit, donc que j'arrive à le mettre...) et qu'il allait être une sorte de clé de voûte, ça impliquait forcément que certains autres titres y soient et d'autres pas... D'autres, qui, peut-être, parlaient d'exotisme. J'en ai fait un qui est un peu dans l'esprit d'"Eden Bay", qui est très rock, qui déboule sur 7 minutes et qui est un texte absolument, épouvantablement magnifique (qui sera polémique d'ailleurs), mais bon il n'est pas dessus. Il y en a comme ça un certain nombre qui pourraient être considérés comme traitant de l'exotisme et qui n'ont pas eu leur place sur cet album. Le langage oublié, c'est une sorte d'album parigot-parisien, banlieuso-banlieusard.
C'est ici et maintenant ?
Non, pas ici et maintenant. C'est ici et il y a pas mal de temps, c'est ce que j'ai connu et ce que l'on perd, c'est ce monde en voie de perdition qui évolue en dehors d'un "langage oublié" qui est le langage amoureux, délicat et engagé avec toute l'estime et toute la réserve qui était due au sexe opposé. C'est aussi une sorte de nostalgie des années 60-70, de toute cette campagne et de toute cette banlieue ratiboisée, passée par les pelleteuses et que l'on ne retrouvera plus jamais, bien sûr.