Parlhot cherche à remettre l'art de l'interview au cœur de la critique rock. Parce que chroniquer des CD derrière son ordi, c'est cool, je le fais aussi, mais le faire en face du groupe en se permettant de parler d'autres choses, souvent c'est mieux, non ?
Certaines rencontres - croit-on - ne se font pas tout à fait par hasard. Le jour où j'ai reçu Aux Solitudes de Jean-Philippe Goude je venais tout juste de sortir - m'extirper serait plus juste - de Théorie de la religion, de George Bataille. Un livre étrange, ardu, profond articulé autour de différentes notions - animalité, être suprême, monde des choses, sacré, sacrifice, fête, profane, monde divin - dont celle clef d' "intimité perdue". L'essence de la religion dit l'ouvrage "est la recherche de l'intimité perdue".
Dans ce livre Bataille en appelle à d'autres termes pour qualifier cette notion d'intimité perdue, dont celui de "vie divine". Je ne vais pas vous citer un extrait du livre pour vous éclairer là-dessus, ça prendrait trop de place et sans doute que ça vous donnerait mal au crâne. Je vais plutôt vous inviter à écouter la musique de Jean-Philippe Goude. Elle ne parle que de ça. N'exprime que ça. La vie divine. L'intimité perdue. D'ailleurs - est-ce un hasard ? - son troisième album s'intitule La Divine nature des choses. Aux Solitudes, son cinquième, enfonce le clou. C'est Théorie de la religion de Bataille faite musique - classique, contemporaine, abstraite, appelez ça comme vous voulez. Et quoi de plus normal : rechercher l'intimité perdue n'est-ce pas avant tout l'essence de l'Art ?
"la seule façon de sortir de l'horreur, c'est d'affronter sa solitude"
"un escalator en train de rendre l'âme, une sonorité magnifique"
Bonjour Jean-Phillipe. Votre bio mentionne Sufjan Stevens à deux reprises, signalant que ses fans pourraient être touché par votre musique. Cela veut-il dire que la musique de Sufjan Stevens vous touche ?
Oui. Je l'ai découvert avec son disque intitulé Come On Feel The Illinoise. Puis je me suis procuré Songs for Christmas, un coffret de 5 disques rassemblant des morceaux qu'il avait composé pendant la période de Noël, parce qu'il dit qu'il n'aime pas les fêtes de fin d'année alors à chaque fois pendant ce temps-là il compose plus que jamais. D'ailleurs dans les photos de ce coffret on le voit avec sa petite famille, il y a un arbre de Noël derrière et lui, il a une espèce de visage complètement absent, sans aucune expression, un peu comme ces visages sur les illustrations de la grande époque du communisme...
Pour la sortie d'Aux Solitudes, en plus de la bio, vous avez mis à disposition des journalistes un document explicitant la raison d'être de ce titre, Aux Solitudes. Pourquoi ?
Les titres ont toujours eu beaucoup d'importance dans mes disques parce qu'ils évoquent des idées assez précises que j'ai du mal à dissocier de la musique. Au début je voulais l'appeler L'Homme Dévasté et puis j'ai découvert les tableaux de Susanne Hay et je me suis dit que ce serait parfait pour ma pochette de disque. Parce que dans le propos - ce côté figuratif - et la facture d'exécution - elle utilise des huiles et moi des instruments classiques donc tout cela renvoie à une certaine tradition - j'ai trouvé qu'il y avait une espèce d'adéquation avec mon disque. Et comme la toile que j'ai choisi montre un homme je ne pouvais plus trop appeler mon disque L'Homme Dévasté. Ça voulait trop dire ce que ça voulait dire. Je me suis donc dit que l'appeler Aux Solitudes serait plus judicieux par ce que ça dirait la même chose tout en étant plus intrigant et en faisant au passage un clin d'œil à O Solitude de Purcell.
Cette image d'un homme nu plié en quatre dans un caddie n'est pas très accueillante. Je n'ai pas pu m'empêcher d'y voir une métaphore d'un juif dans un train en route pour Dachau.
Oui, il y a de ça... Pour moi la seule façon de sortir de l'horreur, quelle soit nazi ou consumériste, c'est d'affronter sa solitude et d'en tirer parti. Je déplore que cette solitude ne soit pas une valeur actuelle.
Vos précédents disques s'appellent De Anima (1992), Ainsi De Nous (1994), La Divine Nature Des Choses (1996) et Rock De Chambre (2001). En quoi différent-ils d'Aux Solitudes ?
Ce disque est en rupture par rapport aux précédents. Mon premier album correspondait déjà à une rupture, un tournant dans ma vie. C'est-à-dire qu'à l'époque j'avais décidé qu'il fallait absolument que je me mette au travail, que je propose quelque chose. Parce que j'entendais toujours des musiciens râler contre une certaine médiocrité mais ils ne faisaient rien d'autre, ils continuaient à servir cette médiocrité. Et moi comme ça faisait un moment que je travaillais dans ce milieu en tant qu'arrangeur pour des artistes de variétés - Dick Annegarn, Odeurs, Renaud - et en tant que compositeur de musique de pub, j'avais tout en main - un réseau, du matériel, des techniques - pour pouvoir faire quelque chose en toute liberté. Je me suis donc dit que j'allais investir une partie de ce que je gagnais via mes travaux de commande pour la pub ou les génériques télés pour produire une musique qui me soit propre. Une musique sans aucune contrainte extérieure. J'ai mis 5 ans à écrire ce premier disque. Ça a été une plongée assez dure. Parce qu'une fois qu'on arrête de rêver à ce qu'on pourrait faire et qu'on se met vraiment au travail, on est confronté à ses propres limites. Mais au bout du compte c'est génial. J'aime tous mes albums mais j'ai d'ailleurs une affection spéciale pour le premier parce que c'est un premier jet où il y a une sorte de spontanéité...
Et d'innocence dans le rapport à soi parce que c'est la première fois qu'on plonge aussi loin en soi-même...
Oui, on se découvre vraiment donc c'est un moment à part. Je me souviens que la première fois que j'ai entendu tous les morceaux de mon premier disque mis bout à bout ça m'a fait un drôle d'effet. "Alors voilà, me suis-je dit, c'est ça que j'ai à proposer". Curieusement j'étais en même temps fier, content et déçu. J'aurais aimé que ce soit tellement mieux que ça.
Et donc en quoi ce nouvel album est-il en rupture - et peut-être mieux - par rapport aux précédents ?
En fait, mon premier album allait dans deux directions différentes. Il y avait d'un côté une musique classique composée en petite formation, mélodique et rythmée, facile à écouter dans la droite lignée de ce que j'avais pu faire pour le générique de l'émission Caractères animée par Bernard Rapp. Et de l'autre côté il y avait une musique plus expérimentale. Parce que j'aime bien, par exemple, donner une valeur musicale à des bruits que j'insère en arrière plan. Je me souviens qu'un jour au hasard d'une promenade nocturne j'étais tombé sur un escalator en train de rendre l'âme dans le métro. Il grinçait atrocement mais je trouvais cette sonorité vraiment magnifique et heureusement j'avais un des premiers magnétophones numériques portables sur moi donc j'ai pu l'enregistrer en plaçant des micros au ras des marches. On entende donc bien la pulsation de la mécanique et de temps en temps on entend même une espèce de plainte, une sonorité très cuivrée, qui s'apparente à celle d'un trombone. A partir de ça j'ai écrit des parties de violons et ça a donné un morceau assez expérimental. C'est un disque qui a beaucoup été entendu sur tout ce qui est service public mais avec le recul je regrette cette double direction. Disons qu'à l'époque mon éditeur m'aiguillait plutôt vers les choses plus faciles, agréables, exploitables, intemporelles.