Trèfle de plaisanterie. Qu'ai-je pensé du concert que My Bloody Valentine a donné le 9 juillet au Zénith ? Que s'est-il vraiment passé ? Qu'avons-nous vécu ? Cela valait-il le coup de se déplacer ? De payer 42 euros pour assister au premier concert français de ce groupe culte après 17 ans de silence ?
20h. La ligne 5 du métro parisien charrie son lot de trentenaires branchés-blancs-constipés. La raison ? Un groupe branché-blanc-constipé est en concert au Zénith : les irlandais de My Bloody Valentine. Rien de moins, comme on dit. Désagréable impression d'être un mouton de consommateur en direction de son temple consumériste. Parce que, ô surprise, j'en suis.
Je dis : ô surprise. Aucune ironie. Je ne m'attendais pas à être au Zénith ce soir. D'une parce que je n'ai pas l'habitude d'enchaîner les concerts or le Zénith j'y étais la vieille pour MGMT, ce dont je vous reparlerai parce que j'ai interviewé les MGMT. De deux parce que je n'avais pas du tout prévu d'aller au concert de My Bloody Valentine. Mais tout s'est passé comme pour le concert que Portishead a donné le 6 mai dernier au Zénith, ce dont je vous reparlerai parce que c'était génial. Tout à coup un pote m'a appelé : "J'ai une invite en plus, let's go ?"
My Bloody Valentine n'a jamais été mon groupe, mais j'ai toujours éprouvé une attirance confuse pour leur musique. Je l'ai découverte par hasard. Ça devait être en 1999, à la médiathèque d'Evreux. Cette année je zonais en fac de Bio, je ne savais pas où j'allais, comme pris dans les limbes et je me retrouvais souvent dans cet endroit à pousser des disques dans des bacs en m'arrêtant au gré des pochettes. C'est comme ça je crois que j'ai découvert Loveless (l'album rose), à moins que ce ne soit Isn't Anything (l'album blanc). Je ne sais plus, mais la pochette était belle. Sobre. Intrigante. Intense. J'ai emprunté le CD.
Il s'agissait d'Isn't Anything. Je m'en rends compte à la réécoute. L'album blanc donc. Le choc de ses trois premières plages, "Lose My Breath", "No More Sorry", "Soft as Snow (But Warm Inside)", ça ne s'oublie pas comme ça. A 19 ans, je n'avais encore jamais écouté un truc pareil. Je n'y comprenais rien. J'avais presque l'impression d'avoir affaire à de la musique instrumentale tant le chant, stone et lointain, se laissait contaminer par cette étrange mixture sonore. Ne retenant aucun morceau, aucune mélodie et aucune parole, les titres des morceaux prenaient pour moi une dimension toute particulière (comme la pochette du disque où le groupe se faisait manger par une lumière dont on ne savait si c'était celle du paradis ou de l'enfer). Dans mon esprit ces titres étaient comme des mots de passe éclairant par petites touches le vaste programme d'un groupe éminemment poétique.
"Lose My Breath". "No More Sorry". "Soft as Snow (But Warm Inside)".Chauffée à blanc, sans pitié, cette musique coupait le souffle. Après j'avoue, j'ai vite lâché prise et ne me suis pas administré My Bloody Valentine en boucle, trop spé pour moi, mais je ne l'ai jamais oubliée. Ce groupe est resté silencieusement ancré dans un coin de ma tête comme quelque chose d'irrésolu, une énigme. Pas étonnant : sa musique marie les contraires, le pur (la mélodie) et l'impur (le bruit). C'est une beauté contrariée, triste et guerrière, tellurique et rêveuse, tellement répétitive et assommante qu'elle finit par bercer. Une chimère, une vraie beauté en somme, celle qui se donne et se refuse dans le même temps, et oblige incurable, à la reconstruire en pensée. Indéfiniment.
Inventeur d'un son à la fois "shoegaze" (ceux mélancoliques et autistes qui jouent de la gratte en regardant leurs pieds), "noise" (leur musique ne ressemble pas à celle de Metal Machine Music de Lou Reed mais elle en prend acte) et "dream pop" (il y a chez eux quelque chose d'occulte, onirique et mystique sur lequel se sont concentrés des groupes comme Cocteau Twins et Dead Can Dance), My Bloody Valentine est donc un groupe culte. Ils ont sorti deux albums. Le dernier, Loveless, leur album phare, celui que beaucoup considèrent comme un des albums majeurs de l'histoire du rock, date de 91. Depuis, plus rien, pas même de concerts, si ce n'est la contribution de leur leader à la BO du Lost in Translation de Sofia Coppola. Soit 4 titres. En 2003. Et voilà qu'en 2008 le groupe se remet à faire quelques concerts pour accompagner la réédition de leurs deux albums en version coffret remasterisé et que Kevin Shields, le cerveau cramé du groupe, déclare qu'un nouvel album de My Bloody Valentine verra le jour dès qu'il aura le temps de le finir, qu'il était au trois-quarts terminé dans les années 90 et qu'il sera essentiellement constitué d'anciens morceaux laissés en plan à cette période. Dans ces conditions comment refuser l'invitation ?
L'histoire du rock reprend son cours ce soir au Zénith de Paris, mais à plus de 40 euros la place je me rends vite compte que tout le monde n'a pas répondu présent. Mais l'ambiance est quand même au rendez-vous. La foule exulte dès que Kevin Shields (guitariste, chanteur, compositeur), Colm O'Ciosoig (batteur), Debbie Googe (bassiste) et Belinda Butcher (chanteuse, guitariste) débarquent sur scène et tout le monde trépigne en rythme quand le son déflore enfin les amplis. Et c'est vrai que c'est bon de retrouver cette musique ondoyante, abrasive et spleenesque. Ces mélodies sixties défigurées par un son de malade emprunt du désenchantement des nineties. Ce Brian Wilson de la noise pop a un air de Robert Smith avec ses cheveux hirsutes et son air de grosse baraque stoïque derrière sa gratte. Le temps ne semble pas avoir eu prise sur la voix et la silhouette de Belinda Butcher. Elle est toujours aussi sexy dans son débardeur noir et sa jupe rouge. Une vraie sirène.
On m'avait dit qu'ils flirteraient avec les 140 décibels. Hé bien je ne sais pas si on y est mais ça joue fort. Très fort. Je veux dire : à côté Mogwaï c'est Cocoon ! Non, sérieux, mes oreilles n'ont jamais pris aussi chères à un concert. Tout le monde ou presque a des boules quiès. Presque, parce que à moins que j'hallucine, j'en vois un à côté de moi qui ne porte rien ! Comment fait-il ? Ce n'est pas humain. Les morceaux s'enchaînent et le vacarme est impressionnant. De toute évidence, plutôt que de caresser ses ouailles dans le sens du poil, Kevin Shields et sa bande ont choisi l'option terroriste. Déjà que j'ai du mal à individualiser et reconnaître leurs morceaux sur disque, là c'est tout bonnement impossible, excepté un "Soon" qui sort du lot avec son fuselage pop dansant à la New Order et qui déclenche des "Bip, bip ! " dans le public (je rigole).
Sinon, c'est toujours les mêmes schémas, les mêmes structures, des guitares criant l'agonie de voitures qui se crashent et la folie d'un monstre perdu dans ses fonds marins. Et là-dessus, les morceaux s'enchaînent et se ressemblent tous à creuser sans relâche le même motif jusqu'à former une symphonie scarifiée de chair et d'acier. Une musique alarmante dont on ne sait si elle souhaite être sauvée ou tout emporter dans sa chute. Alors très vite je sature, subis. J'ai l'impression que ça tourne à vide. Ce concert ce n'est plus de la musique mais une expérience masochiste. Et je m'aperçois que mon pote décroche aussi alors que c'est un fan hardcore.
A un moment, sans doute parce que l'ingé-son de la salle lui en a intimé l'ordre, Kevin Shields annonce qu'ils vont jouer moins fort, mais pas du tout, juste derrière ils se mettent à jouer plus fort que jamais et les quelques malheureux qui l'ont cru et ont ôter leurs boules quiès ont du morfler sévère. Les morceaux sont de plus en plus violents. Limite speed metal me dis-je par moments. Des gens commencent à partir. Derrière moi quelqu'un réclame un slow. A moins que ce ne soit "Slow", un autre de leur morceau. Forcément retors et teigneux.
Sourd aux demandes du public, le groupe se lance dans un long morceau dantesque, un truc de pur feedback à vous faire sauter les tympans malgré les boules quiès et les mirettes avec pour cause de lights shows stroboscopiques. Le morceau est "You Made Me Realise" me souffle-t-on dans mon oreillette. Mais j'aurais pu m'en douter car le public reprend ce refrain en choeur dès qu'il émerge de la masse sonore. Le son est tellement fort que le Zénith en tremble. Oui, le sol tremble sous nos pieds et quand ils ne quittent pas le navire, les gens joignent leurs mains sur leurs boules quiès, et serrent sans doute les fesses, en attendant la fin de l'apocalypse. Mais ça dure. La pression sonore est véritablement flippante. Entrecoupée de courts moments de répits où le groupe coupe bizarrement les amplis et continue à jouer son insoutenable bourdonnement en son direct. Puis ça repart. Plusieurs fois comme ça. Un cauchemar. Un rush stellaire. Comme si tout le concert se déroulait à rebours à la vitesse de la lumière. Comme si nous étions au cœur de la formation d'une étoile ou de son effondrement. Comme si le Zénith allait exploser, là, maintenant. Je vois une femme enceinte à ma droite. Je pense quelque chose comme "Mon Dieu !" Le morceau s'achève. J'embrasse mes boules quiès.
Je sors de là sonné, ne sachant pas trop quoi penser du concert, si ce n'est que c'était une expérience paranormale, bigger than life, que je m'en souviendrais. Ce qui est sûr aussi c'est que Kevin Shields est un putain de taré, mais heureusement qu'il y en a quelques-uns de ce genre sur terre et dans l'industrie musicale. En rappel le type a eu quand même le culot de nous resservir le boucan d'enfer angoissant sur lequel il avait clôt le concert !
Je finis la soirée chez un autre pote fan du groupe. Je lui raconte tout ça et sur ce on s'offre un moment Bisounours en écoutant My Bloody Valentine sur son ordi ainsi que la cohorte des groupes qu'ils ont engendré : Ride, Slowdive, Adorable, Moose, Blind Mister Jones. Ils se ressemblent tous, ils sont plus mielleux, plus calmes. Ça et plein de bière, c'est tout ce qu'il me fallait pour me remettre de ce concert.
Merci à Jérôme du groupe Bellegarde pour l'invitation
Photos par Brian Ravaux
D'autres comptes rendus du concert sur playtime, xsilence.net, loindubresil.canalblog.com, josephghosn.com